Discours du pasteur Vincent Schmid à la chapelle de l'Oratoire lors de la Marche de vie du 7 mai 2023 à Genève.
Aux origines de l’Église s’est produit un divorce qui s’est très mal passé. La séparation entre juifs et chrétiens a été extrêmement douloureuse. Progressivement on va passer de la controverse théologique (admissible) à l’antisémitisme (inadmissible).
Trois thèmes centraux structurent l’affrontement entre chrétiens et juifs:
1) Jésus est-il oui ou non le Messie d’Israël ?
2) Qui est le Verus Israël ? ( la théorie de la substitution et de la réjection des juifs)
3) L’accusation de peuple déicide (Méliton de Sarde vers 170).
Ce n’est pas ici le lieu de vous parler de la fin de l’Antiquité et du Moyen Age chrétien, une immense période qui appellerait des nuances et de la complexité pour être équitable. Globalement, la situation des juifs en terre chrétienne dépendait entièrement du bon vouloir des papes, des évêques, des rois et des princes. En un clin d’œil, une relative tolérance pouvait céder la place aux persécutions et à la déportation. Je pense par exemple à Philippe le Bel qui, pour constituer ce qui allait devenir le royaume de France, n’hésita pas à dévaster les brillantes communautés juives du Languedoc dans lesquelles s’épanouissait la mystique de la Kabbale et qui s’étaient auparavant développées dans une relative tranquillité, ce qui ne veut pas encore dire sans discrimination. Le bilan principal de cette très longue période reste que l’Église a largement contribué à installer un antisémitisme de fond dans la société européenne.
Selon Léon Poliakov, un tournant s’amorce avec la Réforme.
Il est peu connu que la Réforme luthérienne dans l’Allemagne du seizième siècle naissant a débuté avec une vaste polémique autour du Talmud. La polémique a pris corps au sein de l’ordre des dominicains alors partagé entre un courant conservateur et un courant acquis aux idées nouvelles, à savoir l’humanisme.
Les premiers voulaient interdire toute édition du Talmud accusé de répandre des idées anti-chrétiennes tandis que les seconds, parmi lesquels Jean Reuchlin, un humaniste ami d’Érasme, s’y opposaient. Ces derniers estimaient que la priorité était de développer l’apprentissage sérieux de la langue hébraïque parmi les chrétiens.
Le jeune Martin Luther prit la défense de Reuchlin et par conséquent celle des juifs, plaidant leur cause et traitant de menteurs et d’arriérés les théologiens qui excusaient la haine des juifs. Dans un écrit de 1523, Jésus, un Juif de naissance, Luther se prononce de façon catégorique contre la persécution des juifs.
Dans la foulée, des cercles d’études hébraïques se forment. Le résultat culmine avec la traduction allemande de Bible par Luther en 1522.
Mais si Luther a bien commencé, sa fin est nettement plus sombre. Il commet deux erreurs. Une erreur d’appréciation, celle de croire que les juifs se convertiraient en masse à la Réforme, ce qu’il espérait et qui ne s’est pas produit. Et une erreur théologique majeure, celle du rejet intégral de la Loi qu’il considère comme une malédiction à laquelle il oppose la croix, en accentuant ce que disait déjà Saint Augustin (Luther est au départ un moine augustin). Le thème de la malédiction de Loi revient souvent sous sa plume.
Ce qui va l’amener à basculer vingt ans après dans un antisémitisme virulent avec un pamphlet Des juifs et de leurs mensonges (1543). Ce texte insupportable recycle absolument tous les poncifs de l’antisémitisme médiéval et sera intégralement repris par la propagande du Troisième Reich et des Deutsche Christen.
Bien différente est la démarche de la seconde génération de la Réforme avec Jean Calvin. Calvin, qui est juriste de formation, se passionne pour la Loi qu’il commente abondamment en intégrant les apports rabbiniques dont il dispose. Il réinscrit l’Évangile dans son terreau hébraïque d’origine. Lorsqu’il prêche à Saint-Pierre sur un livre de la Bible juive, il a le texte hébreu sous les yeux. C’est l’hébreu qui fait foi et non sa traduction qui n’est jamais à ses yeux qu’un essai ou une tentative. Dans son ouvrage majeur constamment enrichi au cours des éditions successives, L’Institution de la Religion Chrétienne, quelques lignes de force se détachent à ce sujet.
1) Calvin affirme clairement l’unité des deux Testaments (il n’y a pas deux alliances, mais une seule). Son argument est d’affirmer qu’il n’est pas possible que Dieu se mette soudain à maudire le peuple qu’il a béni jusqu’au Christ. C’est contraire au droit que Dieu a lui-même fixé dans les récits d’alliance. Puisque ce droit est le droit de Dieu, il est d’une sécurité absolue. Point de vue qui n’est pas sans rappeler les fondamentaux du droit talmudique.
2) Calvin réhabilite et maintient la Loi pour les chrétiens ( à l’exception de ce qu’il nomme les aspects cérémoniels) sous la forme des fameux trois usages de la Loi. Premier usage de la Loi, la connaissance de la volonté de Dieu et la connaissance de soi ; deuxième usage, la Loi est source de juridiction civile et politique ; troisième usage, la Loi est pour chacun la règle de bien vivre.
3) Calvin amorce un enseignement du respect : «Ceux qui médisent de la religion juive et des livres de Moïse sont des canailles » écrit-il. « Tout Jésus est dans Moïse » dit-il aussi. Comprenons que celui qui ne passe pas par Moïse n’a aucune chance de comprendre Jésus.
4) Il ne se préoccupe pas du tout, contrairement à Luther, de convertir les Juifs. La raison en est bien sûr la double prédestination qui traverse aussi bien les juifs que les chrétiens. Il y a, au-delà du peuple historique d’Israël dont parle la Bible, un peuple de Dieu invisible, dont Lui seul sait les frontières. Une certitude cependant, ce peuple comporte aussi bien des juifs que des chrétiens.
5) Dans son action publique Calvin a voulu édifier à Genève une « Lacédémone hébraïque » (Napoléon Peyrat) c’est-à-dire un modèle de cité-église vertueuse et croyante régie par la Loi de Moïse. Les genevois ont diversement apprécié…
6) On sait également que son plus proche lieutenant, Théodore de Bèze, était partisan de la renaissance de la « république d’Israël » comme on disait à l’époque ainsi que du retour des juifs sur leur terre historique.
A cette attitude de Calvin, il y a des limites importantes. On ignore quel aurait été le statut des Juifs à Genève sous son autorité puisque les juifs n’y étaient plus présents bien avant son arrivée aux affaires. De ce point de vue les cités de Strasbourg avec Bucer et de Bâle avec Oecolampade se sont montrées plus avancées que Genève.
Ensuite Calvin est un redoutable lutteur théologique et la controverse anti-judaïque ne lui fait pas peur (à ne pas confondre avec l’antisémitisme !) comme en témoigne ses Réponses à certains juifs dans lesquelles il rudoie les rabbins qui, selon lui, devraient se ranger à son avis… « Je confesse bien, écrit-il, que les rabbins ont parfois raison mais non pas tout le temps… »
De ce fait sa connaissance du judaïsme est essentiellement biblique et livresque.
Il reste que Calvin a amorcé une révolution copernicienne dans la mentalité chrétienne. La postérité calviniste cultivera un respect de principe pour le peuple de la Bible. Du reste l’un des plus venimeux antisémites modernes, Drumont, écrit « Tout protestant (calviniste, on est en France) est à moitié juif… »
Je cite pour terminer deux calvinistes notoires du XVIIème siècle, A cette époque les protestants français connaissent une persécution terrible (c’est l’époque de la guerre des Cévennes) et s’identifient volontiers au peuple juif persécuté. réfugié en Hollande suite à la révocation de l’Édit de Nantes.
Le pasteur Jean Jacques Basnage mène à bien une monumentale L’Histoire et la Religion des Juifs depuis Jésus Christ jusqu’à présent .
Et surtout Pierre Jurieu, pasteur, calviniste orthodoxe, professeur d’hébreu, qui écrit une thèse sur la Kabbale et entretient des relations étroites avec les communautés juives de Hollande. Il peut être considéré comme le premier sioniste chrétien explicite. Il a développé une conception très audacieuse des prophéties bibliques qui va beaucoup plus loin que Calvin.
C’est ainsi que le Réformateur a semé des graines qui ont donné du fruit jusqu’à ce jour. Souhaitons qu’elles continuent d’en donner dans l’avenir.
Pasteur Vincent Schmid
Chapelle de l'Oratoire
7 mai 2023
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